Une vie à l'esprit
Le 16 avril 2003, un coup de tonnerre retentit. Pour une fois, l'éclair ne fut pas lumineux mais sombre. L'or, le saphir laissèrent place au noir, aux ténèbres. Jacques Chambon était mort d'une crise cardiaque foudroyante. Le 18, tous les journaux lui rendirent un vibrant hommage : de
Libération au
Figaro, en passant par
Le Monde (du 20 avril). On parla d'orphelinat de la Science-fiction (Frédérique Roussel). Quel fut donc l'homme qui mérita une telle oraison funèbre ? Tel est la question qui se pose.
La vocation : les jeunes années
Jacques Chambon naît en 1942 en Corrèze, dans ce pays qu'il chérit toute sa vie, où il avait une demeure. Son enfance fut heureuse, marquée par une certaine sensualité : déjà, on voit les prémisses de son goût pour la SF : car n'est-elle pas essentiellement définie par un doute sur le réel, par un réel irréel ? Or, où cette incertitude trouverait-elle son origine, si ce n'est dans les sens ? A cela s'ajoute, parmi ses premières lectures,
Les chants de Maldoror, de Lautréamont, où est engendrée l'esthétique insolite moderne, qui influença grandement les écrivains de Science fiction. Déjà, il cultive un attrait pour le cinéma, qui se développe ensuite, sous la forme, entre autres, d'une profonde admiration pour Stanley Kubrick. Il aime les fruits les plus sucrés donnés à son imagination, comme l'
Ile au trésor de Stevenson, ou
Croc-Blanc de Jack London.
Au moment de l'adolescence, il découvre réellement ce type de Littérature par des bandes dessinées, comme
Météor. Il suit le cursus des classes préparatoires littéraires et y rencontre un de ses condisciples qui lui fait découvrir pleinement la Science fiction. Parmi les lectures du début de ses études, l'une de ses préférées est
Richard Matheson, avec
Je suis une légende. Il continue ses études à l'université de Clermont-Ferrand. Il commence à écrire dans le fanzine
Mercury de Jean-Pierre Fontana. Remarqué en 1966 par Alain Dorémieux, alors rédacteur en chef de
Fiction, qui republie un de ses articles pour Mercury, il écrit des critiques et quelques nouvelles pour lui. Agrégé de Lettres classiques en 1967, il enseigne deux ans en France puis part au lycée français de Londres.
Littérature et critique
En Angleterre, il perfectionne sa connaissance de la langue et côtoie les grands noms de la Littérature de SF,
Michael Moorcock, rédacteur en chef de
New Worlds, ou John Sladek. Il la conserve dans son esprit, puisqu'il apprécie le
Dune de
Frank Herbert et qu'il écrit toujours pour
Fiction. C'est d'ailleurs dans une anthologie américaine qu'il découvre
Harlan Ellison : il est subjugué et en parle à Alain Dorémieux, qui considère nombre de ses textes trop complexes pour être traduits en français. Jacques Chambon relève la gageure avec succès : ses traductions sont publiées, voilà que commence pour lui une longue carrière de traducteur : ses travaux sont renommés, mais il avait la modestie de reconnaître leur imperfection : "traduttore, traditore" ("le traducteur est un traître"), aimait-il à dire. Simultanément, il commence une carrière d'anthologiste, tout d'abord sous la direction d'Alain Dorémieux pour Casterman, puis seul. En 1971, il part enseigner au Liban : il prépare un numéro spécial de Fiction, intitulé
Nouveaux mondes de la SF (1973). Il revient à Londres en 1974 et fait de nouvelles rencontres :
Thomas Disch, tout d'abord, puis
Robert Sheckley et
James Graham Ballard. Il compose une nouvelle anthologie,
Eros au futur (1977). Ce grand voyageur des avant-mondes de l'imagination a pour prochaine étape Milan, l'Institut catholique où il dispense ses cours. C'est une nouvelle période productive, puisqu'il débute en 1980 sa collaboration au
Magazine littéraire (qui durera jusqu'en 1986), qu'il traduit des œuvres de Ballard, mais aussi de
Christopher Priest ou de
Brian W. Aldiss, ou encore de
Robert Bloch (en particulier le recueil
Un brin de belladone en 1983). Il rassemble des anthologies pour Livres d'or, chez Pocket (d'
Alfred Bester,
Philip José Farmer ou de
Jack Vance, avec lequel il échange une abondante correspondance). En 1986, il revient en France pour intégrer le corps professoral du Lycée Victor Duruy. Il projette d'enseigner ensuite dans le Supérieur. Quand, en octobre de cette année, Elisabeth Gille lui propose de lui succéder à la tête d'une des principales collections françaises de Science fiction,
Présence du Futur chez Denoël.
Le voici devenu éditeur. C'est à cet état, associé à son activité de traducteur, qu'il devra sa gloire. Il publie environ trois cents ouvrages, dans trois collections :
Présence du Futur, bien sûr, mais aussi
Présence du fantastique, vouée à cette littérature, et
Présences, qui est ouverte à tous les types de l'imagination. A son arrivée, PdF, comme on l'appelle, connaît des difficultés financières : en deux ans, il stabilise la situation, puis réussit à en tirer des bénéfices. Mais là n'est pas le plus important : André Breton, dans Nadja, dit qu'il fallait à Giorgio de Chirico, pour peindre, "être surpris -surpris le premier-" : il en est de même pour Jacques Chambon dans le choix des livres. Mais quel jugement sûr, non forcément sur la valeur commerciale de l'œuvre, mais surtout sur sa valeur littéraire ! Pour ne citer que quelques noms, il achète les droits de
The Bridge, de
Iain Banks (traduit sous le titre d'
Entrefer), qui a été récemment réédité en Folio SF, comme
Kirinyaga, de
Mike Resnick, qui est aussi un de ses choix. A côté des grands noms (Ray Bradbury, dont il retraduit lui-même les Martian chronicles, Robert Silverberg, Norman Spinrad et Richard Matheson qu'il fait entrer dans ma collection), il contribue à faire connaître bien des grands écrivains de SF ou de fantastique, comme William Gibson, Walter Jon Williams, George Alec Effinger, John Gregory Keyes, Lucius Shepard et, parmi les Français, Serge Brussolo, Pascal Françaix ou Francis Berthelot pour n'en citer que quelques uns. Il publie notamment
Ainsi finit le monde de
James Morrow,
Le voyage de Simon Morlay de
Jack Finney, le
Journal de la nuit de
Jack Womack, L'intégrale des nouvelles de
Philip K. Dick et
La Forêt des Mythagos de
Robert Holdstock. On voit donc bien l'ère de gloire que connut PdF sous son égide ! Combien de découvertes, combien d'heureuses rééditions ! Dans PdFa, Alain Dorémieux réunit des anthologies intitulées
Territoires de l'inquiétude : c'est en leur sein (respectivement n° 2 et 7) que, sous le pseudonyme de George Killian, Jacques Chambon écrit des nouvelles d'une qualité reconnue,
Echos et
Ce que vivent les roses. Il n'oublie pas son activité de traducteur, avec par exemple
Frère de la chauve-souris, de Robert Bloch, ou
Fahrenheit 451 de
Ray Bradbury. Qui niera la vie de l'esprit qu'il déploya, qu'il incarna, critique, éditeur, traducteur, écrivain, littéraire ? Avec
Présences, il a donné droit de cité à l'imagination, il lui a procuré les faveurs des revues qui jusque-là ne s'y intéressaient guère : s'y mêlent harmonieusement biographies, essais, fictions, "tempête sous un crâne", comme dirait Victor Hugo. Mais, pour cause de dissensions éditoriales (refus de publier l'intégrale de Matheson, son propre désintérêt de l'aspect économique, une certaine "usure", comme il le dit lui-même, de sa part, volonté de liberté de choix et d'originalité en eux), il quitte la direction de la collection en 1998. Présences compte quarante-six titres, Présence du fantastique, soixante-quatre. Quant à Présence du futur, il en a imposé cent cinquante nouveaux. En 2000, à la suite de son départ, la collection disparaît..
Le règne de la Littérature
Un aspect constitutif de sa vie ne doit pas être oublié : il s'agit de ses cours au Lycée Victor Duruy : il y est très apprécié, de ses collègues avec lesquels il entretient des relations cordiales, qui tous éprouvent un profond respect pour lui, comme des élèves à qui il apprend le Latin et la Littérature. Il est indéniable que ses goûts de latiniste prenaient une grande place dans sa vision des Lettres. C'est aussi un professeur connu pour les excellents résultats que ses élèves obtiennent au baccalauréat, qui ne cesse de les encadrer. En octobre 2000, il rend compte pour le magazine littéraire du prix Goncourt des lycéens qui se tenait le 27 septembre au Lycée Victor Duruy. Car ce qui le caractérise, c'est non seulement un goût pour la littérature de SF, mais pour la littérature toute entière : au sujet de Jack Vance, il mentionne Michel Tournier et Marcel Proust, admire Zola...
Après quelques mois d'hésitation, il prend la direction de la collection
Imagine chez
Flammarion. Dans le plein accord éditorial, la SF connaît un nouvel âge d'or, dans une période difficile pour elle : il publie des textes de son ami
Robert Silverberg (en particulier le recueil de nouvelles
Les jeux du Capricorne, ou
Le chemin de la nuit), de
Harlan Ellison,
Mike Resnick (
Sur la piste de la licorne), de
Paul McAuley (
Sables rouges) d'Anne Duguël (
Le théâtre du brouillard), de Joël Houssin (
Les vautours), de Jacques Barbéri (
Le crépuscule des chimères). Il traduit et édite enfin l'intégrale des nouvelles de
Richard Matheson. Il mène aussi à bien celle de
L'âge de déraison de
John Gregory Keyes que celle des
Marges du chaos de Franco Ricciardello. Avec toujours cet éclectisme humaniste qui lui fait confirmer certains auteurs, découvrir d'autres, mêler le cyberpunk au space opera, la fantasy au thriller futuriste, l'imagination à l'imagination. En 2000, Jacques Chambon et Robert Silverberg sortent ensemble une anthologie en hommage à Stanley Kubrick,
Destination 3001, où, pour la première fois, ils réussissent à convaincre
Valerio Evangelisti d'écrire une nouvelle (
Paradi) qui ne soit pas publiée chez Rivages. Tous les critiques s'accordent pour reconnaître la qualité de la collection. A la fin de l'année 2002, il prend sa retraite de professeur au Lycée Victor Duruy. Il comptait garder la direction d'Imagine jusque vers 2005, pour pouvoir mener à bien certains projets ([re-]publication de nouvelles de Silverberg, qui en est au tome III grâce à ses travaux, de Sheckley et de Ballard), puis continuer ses traductions, ses anthologies, ses éditions complètes. Et écrire ! Tout d'abord un livre sur son enfance, en hommage à son père, peut-être des livres policiers et, un jour, du fantastique... Des voyages, du repos, des divertissements... Qui jamais ne lui seront accordés : le 16 avril 2003, il meurt. Les roses pleurent.
Sainte-Beuve fut un critique remarquable entre tous. Sans grand talent d'écrivain. Il écrivit. Jacques Chambon fut un critique remarquable entre tous. Doué d'un grand talent d'écrivain. Il n'eut pas le temps d'écrire. Sans doute les dieux voulurent-ils que cet humaniste, que ce latiniste, fût plus tôt auprès d'eux. Trop tôt, bien trop tôt, pour ses proches, pour ses amis, pour tous ceux qui le connurent. Moins d'un an avant son décès, voici ce qu'il déclarait à Richard Comballot (Bifrost, n°26) : "cela me semble être une injustice terrible que de bosser toute sa vie pour avoir un an ou deux de vacances". Il n'aura pas profité de sa "liberté", comme il le disait. N'est-ce pas là l'essence de la liberté d'être "difficile", comme la définissait Emmanuel Lévinas ? Comme le Socrate du Phédon, ne fait-il autre chose que de deviser avec Virgile, que d'attendre ses amis ?
Donatien Grau